Meurtre du ministre du tourisme compromet le fragile équilibre du gouvernement Le Monde
18 Février 2002Kaboul de notre envoyée spéciale
Le meurtre du ministre afghan de l'aviation civile et du tourisme, Abdul Rahman, jeudi 14 février sur l'aéroport de Kaboul, pourrait bien être un tournant pour la fragile administration intérimaire présidée par Hamid Karzaï. Jusqu'alors tout-puissants, les héritiers panchiris d'Ahmad Chah Massoud, le légendaire commandant tadjik originaire de la vallée du Panchir, sont aujourd'hui montrés du doigt. Ce sont cinq de leurs proches qui ont été publiquement accusés de cet assassinat, mis dans un premier temps sur le compte de pèlerins en colère contre le manque d'appareils pour les emmener à Jeddah et à La Mecque.
Au sein du gouvernement, la fracture est pour l'instant perceptible entre les Panchiris - ils occupent notamment les trois ministères clés de la défense, de l'intérieur et des affaires étrangères - et les autres. Selon un ministre qui veut rester anonyme, lors de la nuit qui a suivi le drame de l'aéroport, le ministre de la défense, le général Mohammed Fahim, et son collègue de l'intérieur, Younès Kanouni, ont essayé de faire porter toute la responsabilité sur les pèlerins qui auraient lynché le ministre. Mais, ajoute cette source, "leurs explications étaient contradictoires, confuses, et le cabinet a immédiatement réalisé qu'il y avait un motif politique ou personnel derrière ce meurtre".
"Vendredi matin, à l'ouverture de la réunion du gouvernement, poursuit le ministre, Fahim s'est levé et devant tout le cabinet a donné les noms des responsables, mentionnant que ceux-ci étaient des proches amis de lui-même, de Kanouni et de l'ingénieur Aref (le chef des services de sécurité), des gens du Panchir, des hauts responsables de l'administration." Parmi les personnes mises en cause, et qui sont parties peu après en Arabie saoudite à bord de l'avion des pèlerins, figurent notamment le général Abdullah Jan Tawhidi, numéro deux des services de sécurité, et le général Qalandar Beg, haut responsable du ministère de la défense.
"JUSTICE SERA RENDUE "
Mais, d'après certains informateurs, les noms livrés par le général Fahim auraient fait l'objet d'intenses discussions entre les Panchiris, si bien que certaines personnes auraient été épargnées. "Le nom d'un très important commandant panchiri a été omis, car Fahim et Kanouni n'ont pas osé", affirme l'une de ces sources. Dans une conférence de presse, dimanche 17 février, Hamid Karzaï, le chef du gouvernement intérimaire afghan, a toutefois affirmé qu'il y aurait "d'autres arrestations et que deux personnes en particulier étaient recherchées".Selon des témoins présents sur l'aéroport, le ministre a été tué à l'intérieur de l'avion dans lequel étaient montées les personnes mises en cause. Son corps aurait ensuite été jeté sur le tarmac non loin des pèlerins qui étaient massés autour de l'appareil qu'ils voulaient empêcher de décoller. Pendant les trois heures qu'il a passé dans l'avion avant d'être assassiné, Abdul Rahman, souligne l'un de ses proches, a contacté à maintes reprises les ministères de la défense, de l'intérieur et les services de sécurité, mais il n'a pas reçu d'aide. Le ministre de la défense, Mohammed Fahim, qui rentrait de Moscou et est passé par l'aéroport au moment de la tension, s'était toutefois adressé aux pèlerins.
La question est maintenant de savoir comment va se dérouler l'enquête et jusqu'où vont aller les recherches. Deux des trois personnes enfuies en Arabie saoudite y ont été arrêtées et elles devraient être extradées. Cinq autres suspects sont en état d'arrestation à Kaboul. M. Karzaï a pour sa part assuré que les assassins seraient traités "très, très sévèrement. Il n'y aura pas de main indulgente. Justice sera rendue. Ils ont commis un meurtre", a-t-il souligné, en précisant qu'ils seraient jugés selon la loi islamique. La crédibilité de M. Karzaï en tant que chef de l'administration intérimaire est en jeu. Tout autant vis-à-vis de la population, qui a besoin d'être assurée que les vieux démons du passé ne resurgiront pas, que devant ses collègues ministres qui, comme Abdul Rahman, étaient rentrés de l'étranger et sont aujourd'hui particulièrement inquiets.
"Nous savions que les Panchiris dominaient, mais nous avions accepté dans l'intérêt de l'Afghanistan", affirme l'un de ces ministres. "Mais ils (les Panchiris) doivent assurer la sécurité de tout le monde, pas seulement la leur", souligne-t-il. Si Hamid Karzaï réussit à imposer sa volonté au gré de la présente crise, elle pourrait être l'occasion pour ce Pachtoun de s'affirmer face aux Panchiris qui "tiennent" jusqu'à maintenant Kaboul.
Ce meurtre est, en tout cas, un coup dur pour les Panchiris. Déjà des craquements se font jour parmi eux sur l'attitude à adopter face au règlement de l'affaire. "Leur situation n'est pas simple, commente un membre du cabinet. S'ils acceptent le jugement de leurs amis, ils seront sévèrement condamnés par les leurs. D'un autre côté, la pression sur eux est trop grande pour qu'ils puissent refuser." A quatre mois de la convocation de la Grande Assemblée (Loya Jirga), qui sera chargée de désigner un gouvernement transitoire pour les prochains dix-huit mois, les ministres panchiris savent qu'ils auront du mal à garder la part du lion dans le cabinet, et les tensions en leur sein risquent de s'en trouver encore plus exacerbées.
Françoise Chipaux