Les oubliés Afghans de l'humanitaire A cause de la sécheresse, la malnutrition touche les vallées reculées.
Libération
19 février 2002
Par Jean-Pierre PERRINGrace à la sécheresse qui ravage le pays, il y a trois Afghanistan. Celui des villes, où peuvent se réfugier les populations des campagnes accablées. Celui des bourgs et des villages accessibles par des pistes, et que l'assistance internationale peut donc atteindre. Enfin, l'Afghanistan oublié, celui des villages éloignés que l'on ne rejoint qu'à pied ou à dos d'âne, privés de toute aide humanitaire, et où les paysans mangent des racines pour survivre. Ces trois Afghanistan se retrouvent dans la province de Badghis (1,5 million d'habitants), qui est, avec celle voisine de Ghor, l'une des plus touchées par une impitoyable sécheresse qui dure depuis trois ans.
A Qala-i-Nao, la capitale provinciale, qui compte quelque 40000 âmes, la situation alimentaire ne semble pas dramatique. Depuis la fuite sans gloire des talibans, la musique jaillit des boutiques et envahit le bazar. Dans les maisons de thé, la télévision soûle les clients de films indiens. Devant l'école, des centaines de fillettes attendent patiemment leur tour pour se faire inscrire dès la prochaine rentrée le 23 mars après avoir été privées d'éducation pendant cinq ans. Mais dès qu'on s'éloigne un peu du bourg, tout change.
Risques aggravants. Dans la vallée voisine de Larman, les paysans disent n'avoir plus rien à manger. Venue depuis Herat, une mission de l'Unicef examine les jeunes enfants du village d'Abdoul. Leurs évaluations font apparaître un nombre croissant d'enfants atteints de sévère malnutrition. "Avant, la malnutrition existait sans doute de façon chronique. Mais, à cause de la sécheresse, de l'isolement et de l'exode, autant de risques aggravants, elle est devenue aiguë", explique Cyridion Ahimana, un nutritionniste rwandais. "Ces enfants sont pour moi une énigme. En Afrique, à cause des guerres qui font souvent des orphelins, ils n'auraient pas survécu. Ici, s'ils sont encore en vie, c'est sûrement à cause de l'allaitement prolongé que leur prodiguent leurs mères", ajoute-t-il.
Un autre médecin travaillant pour l'Unicef, Mir Jawad Moufleh, un Afghan, explique que "les habitants n'ont rien à manger. Chaque famille n'a reçu en trois ans de sécheresse que 50 kg de blé du PAM" (Programme alimentaire mondial). L'arbab (maire) d'Abdoul raconte que les habitants ont dû se séparer de presque tous leurs animaux pour survivre: "Les familles ont même vendu leurs boeufs. Maintenant, c'est avec nos derniers ânes que nous devons labourer. Mais nous ne pouvons plus les utiliser pour emmener nos malades à Qala-i-Nao." Selon l'arbab, plusieurs vieillards sont morts faute de soins cet hiver.
Beaucoup plus loin, il y a d'autres vallées où ne vont pas les missions humanitaires. Comme celle de Tachboulaq. C'est l'administrateur en chef de la province, Saïd Ziauddin, qui sait comment s'y rendre. On l'atteint par une piste qui se confond avec la caillasse des oueds, disparaît sur les plateaux herbeux, renaît dans la boue, se reperd. A deux reprises, sa voiture, pourtant tout-terrain, manque de verser dans les ravines. Dans cette région, les villages sont souvent nichés au fond de canyons. Ils sont nombreux et peuplés de Aimaqs, une population qui s'exprime en persan, mais emprunte au vocabulaire turc.
Camps de réfugiés. Dans le village de Zeioudoul, la situation apparaît encore plus dramatique que dans la vallée du Larman. Ici, les 70 familles en sont réduites à faire du pain avec de l'avoine et à manger des racines. "Avant la sécheresse, nous étions riches. Chaque famille avait en moyenne 2 boeufs, 2 vaches et entre 20 et 150 moutons. Maintenant, une seule famille possède encore un boeuf. Même nos poules, nous les avons vendues", explique Nour Mohammed. Désormais, les labours se font avec la seule traction humaine pour autant qu'il y ait encore des semences... Si personne n'a encore quitté le village pour les immenses camps de réfugiés d'Herat, c'est que la route est trop longue. "La moitié des familles veulent le faire mais ne le peuvent pas, faute d'argent. Et puis dans un camp, les femmes seront au contact des hommes, ce qui est contraire à notre culture islamique", insiste le mollah Yar Mohammed.
Corruption. Plus loin, apparaît le village de Taïdoureh, où vivent 300 familles soit plus de 2000 personnes , au pied d'une falaise abrupte. Les vieillards, certains portés à dos d'homme, attendent Saïd Ziauddin en mâchant ostensiblement des racines pour témoigner qu'ils n'ont plus rien. Ici, on dénonce la corruption de l'intermédiaire afghan, un certain Alam, qui a demandé de l'argent aux habitants avant de leur livrer le blé du PAM. Pareil dans le village voisin de Tagarabad. "Nous n'avons pas voulu lui donner d'argent. Alors, nous n'avons rien eu", assure l'arbab, Hadji Nizam.
Saïd Ziauddin acquiesce. Lui aussi dénonce les intermédiaires véreux qu'emploient les ONG pour faire parvenir l'aide aux villages trop éloignés. Cet ancien professeur de biologie et ancien moudjahid contre l'armée Rouge doit gérer à lui seul une province entière, laissée en friche pendant cinq ans. "Les talibans avaient fermé toutes les écoles et les avaient remplacées par 45 madrassas (écoles coraniques) pour former uniquement des religieux", déplore-t-il. Tout en courant les montagnes à pied ou à cheval, il rêve que le Badghis redevienne la province de la pistache, ce qui la faisait connaître jusqu'en Inde. "Pendant ces vingt-trois années de guerre, 80 % des pistachiers ont été arrachés. Peut-être est-ce l'explication de la sécheresse. Nous devons les replanter.".