L'ONU s'alarme de l'insécurité dans le nord de l'Afghanistan Le Monde
17 Juin 2002
De notre envoyée spéciale Sophie ShihabMazar-e-Charif -- La télévision locale transmet en direct et en continu les séances de la Loya Jirga, depuis Kaboul. Elle a réussi à faire de l'ombre aux très populaires cassettes de films indiens que les cafés de Mazar-e-Charif, la grande ville du nord de l'Afghanistan, diffusent depuis la chute des talibans pour attirer le client. Une bonne moitié, semble-t-il, de ces cafés ont joué le jeu du tout nouveau civisme. Cela représente un exploit à la mesure du grand espoir qu'a fait naître ici la tenue dans les temps du Grand Conseil.
"Bien sûr nous sommes contents de voir ça, et nous sommes aussi contents que Hamid Karzaï ait été élu président", assure le plus âgé d'un groupe de consommateurs de thé et de discours. Qu'ils soient Tadjiks, Ouzbeks ou Hazaras, les "minoritaires" qui peuplent cette région semblent soulagés que les résultats du processus initié à Bonn aient été maintenus. En restant dominants, les partis du nord, c'est-à-dire ceux de ses chefs de guerre, alliés à un président pachtoune mais "modéré", offrent comme une promesse que la région ne retombera pas sous l'emprise de chefs pachtounes "durs" du type taliban.
VIOL COLLECTIF
Mais au-delà de ce constat positif, les inquiétudes affleurent. "Moi je ne regarde pas la Loya Jirga, ce sont toujours les plus grands bandits qui restent au pouvoir, il n'y a qu'à voir ce qui arrive à vos étrangers des organisations humanitaires", confie un jeune employé d'une société commerciale turque, dans la pénombre d'une boutique du bazar.
En rendant les chefs de guerre locaux - l'ouzbek Dostom, le panchiri Atta Mohammed et l'hazara Saïdi - responsables d'une série d'agressions récentes contre des organisations non gouvernementales (ONG) étrangères à Mazar, ce jeune Afghan affirme ce que ces organisations soupçonnent sans en avoir de preuve. A savoir, que l'origine des multiples incidents est à chercher dans la rivalité entre ces chefs. Chacun cherche à grignoter du terrain aux dépens des autres.
Divers incidents ont été enregistrés depuis le début de la présence des ONG à Mazar, en novembre 2001, sans provoquer d'émotion sensible. Mais les plus récents ont poussé l'ONU à réagir publiquement. Un porte-parole de son envoyé Lakhdar Brahimi a annoncé, samedi 15 juin à Kaboul, que ce dernier a adressé une lettre au président Karzaï qualifiant de "sérieuse" la situation caractérisée par l'impunité dont jouissent les auteurs d'agressions, et dénonçant un "niveau de violence alarmant qui affecte la sécurité des populations dans le nord de l'Afghanistan et la capacité des travailleurs humanitaires à les assister". Ce porte-parole, Manoel de Almeida e Silva, a précisé "qu'au moins une ONG dont un véhicule a été attaqué, a décidé de quitter le pays". Il s'agit d'une ONG japonaise.
Certaines violences, survenues en juin, sont autrement plus graves. Ainsi, une femme travaillant pour une ONG a été victime d'un viol collectif. Ont été aussi répertoriés : des vols avec effraction et menaces commis la nuit dans la maison d'une ONG irlandaise et celle de la Fédération de la Croix-Rouge à Mazar ; des tirs en plein jour contre la façade d'une clinique installée par une ONG dans un village de montagne convoité par les trois forces en présence ; des tirs qui ont visé des véhicules humanitaires, également en plein jour, à Mazar ; l'attaque d'un autre véhicule sur la route qui y mène.
VOLONTÉ DE DÉSTABILISATION
L'avis dominant est désormais que cette violence traduit une volonté de déstabilisation, certains incidents semblant être le fruit de calculs visant à faire accuser une milice rivale. L'un d'eux s'est par ailleurs déroulé près d'un cantonnement de forces spéciales américaines.
Il était en effet admis que le maintien, sur le terrain et dans les airs, de forces américaines devait suffire à prévenir les affrontements locaux entre chefs de guerre. Ils représentent toujours la seule autorité réelle sur le terrain, même s'ils sont sous contrôle constant et serré des Américains.
Ces derniers ont évacué la base qu'ils avaient installée sur l'aéroport de Mazar, mais ils gardent deux positions en ville. Certains responsables humanitaires les soupçonnent d'entraîner les milices de Dostom. D'autres ont vu, samedi, un "avion américain faire trois lâchers de bombes qui ont explosé sur les flans des montagnes" bordant l'aéroport, où sont déployés des hommes du chef tadjik local Atta Mohammed. Au siège de l'ONU, on qualifiait cette action soit de "semonce", soit d'"entraînement"...
Cette présence des forces américaines a suffi pour éviter que ne dégénèrent les quelques affrontements qui auraient fait, ces derniers mois, une vingtaine de morts. Ils ont opposé, principalement, les milices de Dostom, qui se sont renforcées à l'ouest de Mazar, et celles d'Atta Mohammed, dominantes dans la ville et à l'est de celle-ci.
Aucun progrès n'a commencé dans la création d'une "police nationale locale", prévue pour être forte de six cents hommes. Les policiers qu'on croise à Mazar font, de fait, toujours partie d'une milice ou d'une autre. Et elles ont réussi à s'imposer dans certains camps de réfugiés, où les ONG signalent des cas d'enrôlement forcé, de racket, de viol...
A ces dénonciations, les milices pourraient répondre par des incitations au nationalisme, alors que le comportement des grandes organisations internationales, voire des Américains, choque déjà certains Afghans, même dans le nord. Pour l'instant, la gratitude envers ceux qui ont chassé les talibans domine encore. Les trois chefs de guerre locaux appellent toujours, à l'unisson de l'ONU et de certaines ONG, à une extension de l'ISAF (la force de maintien de paix de l'ONU présente à la Kaboul) à la région de Mazar. Mais cet appel n'est toujours pas entendu.