Irak: les vrais enjeux d'un châtiment En contrôlant les gisements pétroliers du Proche-Orient, les Etats-Unis pourraient peser sur les pays dépendants en pétrole, et principalement sur la Chine.
Libération
17 septembre 2002
Par François LAFARGUEOnze ans après l'invasion du Koweït, Saddam Hussein continue de narguer les Etats-Unis. Sans doute pour peu de temps encore. Car une intervention militaire américaine contre l'Irak apparaît désormais probable. L'entêtement des Etats-Unis envers l'Irak peut s'expliquer par deux enjeux : pétrolier et politique.
Rappelons en premier lieu que les Etats-Unis, pour les cinq dernières années, restent les premiers producteurs mais aussi les premiers consommateurs et donc les premiers importateurs mondiaux de pétrole. Contrairement à une idée admise, les Etats-Unis s'avèrent peu tributaires du pétrole du Proche-Orient. En l'an 2000, moins du tiers des importations pétrolières des Etats-Unis provenait des pays du golfe arabo-persique. Car les principaux fournisseurs de Washington restent l'Amérique latine et certains pays africains comme le Nigeria et l'Angola. Le Mexique livre aux Etats-Unis autant de pétrole que l'Arabie Saoudite.
Le Proche-Orient représente 65% des réserves mondiales de pétrole. Hormis l'Iran et l'Irak, les principaux producteurs de cette région sont déjà étroitement liés aux Etats-Unis. Ces derniers disposent de forces militaires en Arabie Saoudite (près de 5000 hommes), et main tenant en Asie centrale. Car profitant de leur combat en Afghanistan, les Etats-Unis ont noué de nouvelles relations avec l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. L'armée américaine occupe les anciennes bases soviétiques de Sherabad et Cherchiq en Ouzbékistan et celle de Manas au Kirghizistan.
L'ambition américaine au Proche-Orient comme dans la région de la mer Caspienne vise à contrôler les gisements de pétrole, moins pour leur propre approvisionnement que pour peser sur leurs adversaires potentiels. Et la Chine est la première concernée. Pékin se présente comme l'un des principaux adversaires militaires et politiques des Etats-Unis dans les années à venir. La Chine, dont la puissance économique et militaire ne cesse de s'affirmer, ne dissimule plus ses ambitions. Une détermination qui ne fait qu'exacerber les relations avec les Etats-Unis. Les différends se sont accumulés depuis quelques années. Pékin a été accusé de se livrer à des activités d'espionnage dans le domaine nucléaire sur le territoire américain, puis a violemment protesté contre l'engagement américain en Serbie... Et la question de Taiwan ne cesse d'envenimer les relations entre les deux pays.
Depuis 1993, la Chine est devenue importatrice de pétrole. Aujourd'hui, ce pays achète à l'étranger le tiers de sa consommation, ce qui le classe au 9e rang mondial des pays importateurs de pétrole. Une situation de dépendance énergétique difficilement concevable au regard du rôle mondial qu'entend tenir la Chine. La diversification des fournisseurs (Indonésie, Pérou) entreprise par Pékin n'a guère eu de résultats probants. Car la majorité de ses importations proviennent toujours du golfe arabo-persique. Une proportion qui ne cessera de s'accroître dans les prochaines décennies. Entre 2005 et 2020, la consommation de pétrole en Chine va doubler. A cette date, la Chine devra acheter à l'étranger près de la moitié de sa consommation de pétrole, principalement au Proche-Orient. Or la Chine ne contrôle ni ces gisements du Proche-Orient, ni les routes du commerce du pétrole. La mise en valeur des gisements de la mer Caspienne est donc jugée prioritaire et devrait permettre de réduire cette dépendance énergétique.
Avec un gouvernement allié installé à Bagdad, Washington contrôlerait donc les deux principaux gisements pétroliers mondiaux, ceux du Proche-Orient (55 % des réserves mondiales en excluant l'Iran) et ceux de la mer Caspienne (20 % des réserves mondiales de pétrole). Et par là même calmerait les prétentions politiques des pays asiatiques et plus particulièrement de la Chine.
Mais le renversement de Saddam Hussein aurait également d'importantes répercussions géopolitiques. Pour le moment, l'Arabie Saoudite ne fait l'objet que de critiques feutrées. Car les Etats-Unis, mais surtout leurs alliés européens et le Japon, dépendent à des degrés divers du pétrole de Ryad. De même, le royaume est un élément essentiel dans le dispositif militaire américain dans la région. Néanmoins, plusieurs griefs sont adressés à la monarchie wahhabite, considérée aujourd'hui comme un sanctuaire de l'islam radical. Nul n'oublie que parmi les 19 kamikazes du 11 septembre 2001, 15 étaient ressortissants de l'Arabie Saoudite. Le prince Abdallah, qui assure actuellement la régence, suscite également une certaine méfiance.
Avec l'Irak sous leur férule, les Etats-Unis pourraient opérer, plus librement, un changement géopolitique radical au détriment de l'Arabie Saoudite. L'Irak, en tant que fournisseur de pétrole et comme base militaire, se substituerait à l'Arabie Saoudite. Plusieurs scénarios sont envisageables, parmi lesquels figure le démantèlement du royaume. Les lieux saints (La Mecque et Médine) demeureraient sous l'autorité de la famille Séoud. En revanche, la riche province pétrolière du Hassa (là où se situe la quasi-totalité des gisements de pétrole du pays) pourrait former un émirat indépendant, qui se placerait sous l'aile protectrice de l'Amérique. Sans le pétrole, l'islam radical verrait se tarir l'une de ses principales sources de financement. Une hypothèse d'autant plus plausible que dans cette province du Hassa, près de la moitié de la population est chiite. Victime d'ostracisme, cette forte minorité ne refuserait pas une telle perspective. Autre solution envisagée, les Etats-Unis pourraient exiger des réformes institutionnelles profondes et notamment imposer le successeur du roi Fahd.
La politique américaine en Irak ne peut donc se réduire à une vengeance filiale, mais s'inscrit dans un dessein plus ambitieux, dessiner les prochaines frontières du Proche-Orient.
François Lafargue est docteur en géopolitique, enseigne à l'université de Saint-Quentin-en-Yvelines et au Paris Group School of Management. Il est l'auteur de «Irak, dix ans de chaos» (1999, Atelier de géopolitique).
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